Esther Newton : « Mother Camp, Female Impersonators in America », 1972
Esther Newton, ethnologue, nous plonge dans l’univers des transformistes, dans l’Amerique d’avant Stonewall. Bien que l’étude date un peu, l’écriture et la réflexion sont étonnement contemporaines. On pourrait lui reprocher quelques interprétations psychologisantes, mais en comparant les différents travaux qui ont été publiés à la même époque, on ne peut pas douter du formidable esprit de modernité et d’innovation qu’a apporté Esther Newton aux Queer Studies.
Selon Esther Newton, la vie gay est étonnement hiérarchisée. Minorité au sein de la minorité, " les Street Fairies " (effeminés, un peu travestis, un peu prostitués) et les " female impersonators " (transformistes) ne jouissent pas d’une excellente réputation dans cette Amérique policée, puritaine et homophobe. Une certaine cohérence sociale existe toutefois dans ces deux groupes marginaux. Les bars gays sont (déjà) une institution centrale du milieu homosexuel et présentent des spectacles de transformistes, en play-back ou en " live ", dans le style " glamorous " ou " camp ". Le style " glamorous " tente essentiellement de créer l’illusion de la féminité, à travers, le chant, la danse, le maquillage, et de la rompre brutalement en fin de spectacle. Le style " camp " est humoristique et joue la carte de l’auto-derision et du décalé pour désamorcer des situations tragiques.
Devant le peu de bars gays, une concurrence énorme existe parmi les " street fairies " et " les female impersonators ". Alors le transformiste est un professionnel qui vit de son art et qui jouit, de ce fait, d’un certain prestige auprès des " street fairies "; ces derniers sont souvent sans emploi, vivant en marge de la société américaine et de la communauté gay, et décriés pour leurs attitudes extravagantes extrêmement féminines. Pour les " street fairies ", l’art du transformisme est souvent une passion et est l’occasion de sortir du milieu stigmatisant dans lequel ils évoluent. Les transformistes jouissent donc d’une certaine autorité parmi ce milieu marginal des " street fairies ".
Le savoir-faire des transformistes peut également être une source de prestige, et plus particulièrement, au sein de la communauté gay, les adeptes du style " camp ". La vivacité d’esprit et le sens de la repartie que demandent ce genre d’exercice, en font des individus fascinants mais également des adversaires redoutables.
Pour Esther Newton, le camp est une idéologie, un ethos, qui joue un rôle analogue à l’esprit " soul " dans la culture noire américaine. Si le " soul " tente de construire une identité noire américaine, le camp, lui, doit négocier avec une identité bien définie mais chargée de mépris. Dans ce sens, le camp est pour Esther Newton, " une stratégie de situation ".
Le camp n’est donc pas une chose, mais une relation entre les choses. C’est un regard qui se définit par l’incongruité, la théâtralité et l’humour. L’incongruité est le sujet du camp, la théâtralité, son style, l’humour, sa stratégie.
Pour Esther Newton, le camp repose sur la perception ou la création d’ " incongruous juxtapositions ". Les juxtapositions masculines/féminines sont bien sur les plus caractéristiques du style camp, mais tous les contrastes peuvent être " campy " : bourgeois/populaire, vieux/jeune, sacré/profane, etc… Les objets ou les gens sont souvent appelés " campy ", mais le camp ne réside pas dans la personne ou dans l’objet mais plutôt dans la tension entre la personne ou la chose et son contexte ou sa situation sociale.
Pour Esther Newton, le cœur de l’esprit camp réside dans l’expérience de la déviation morale. Un de ses informateurs explique : " Camp is all based on homosexual thought. It is all based on the idea of two men or two women in bed. It’s incongruous and it’s funny. "
Si la déviation morale est l’échelle à partir de laquelle est perçue l’incongruité, c’est plus spécifiquement la manipulation et la subversion des rôles qui est au cœur de la seconde propriété du camp, la théâtralité.
Le camp est théâtral de trois manières. Premièrement, le camp est un style. Le camp tend à passer de ce qui est à ce qui est vu, de ce qui est fait à comment c’est fait. Deuxièmement, le camp a une forme dramatique. Il implique un " comédien " et un public. Enfin, l’idéologie du camp repose sur la perception de " l’être comme rôle " et de " la vie comme théâtre ". C’est ici que le transformisme et le camp se rejoigne. La possibilité de cacher le stigmate (Goffman) implique une certaine conception " théâtrale " de la vie et du sentiment d’identité.
La troisième qualité du camp est l’humour. Le but du camp est de faire rire une audience. En fait le camp est un système humoristique. L’humour camp transforme les situations tragiques en représentations humoristiques. Les performances et productions " camp ", sont des stratégies créatives pour négocier et finalement définir une identité homosexuelle positive. C’est seulement en acceptant complètement le stigmate, que le personnage " camp " le neutralise et en fait un objet risible. Les personnes dites " camp ", jouissent d’un prestige enviable au sein de la communauté. Le fait d’être camp est une image positive, due à la possibilité de mettre verbalement en difficulté n’importe quelle personne tout en faisant rire. Esther Newton y voit la source pré- ou proto-politique du mouvement gay.
" Well, " to camp " actually means " to sit in front of a group of people "…not on-stage, but you camp on-stage…I think that I do that when I talk to the audience. I think i’m camping with ‘em. But a " camp " herself is a queen who sits and starts entertaining a group of people at a bar around her. They all start listening to what she’s got to say. And she says campy things. Oh, somebody smarts off at her and she gives ‘em a very flip answer. A camp is a flip person who has declared emotional freedom. She is going to say to the world, " I’m queer ". Although she may not do this all the time, but most of the time a camp queen will. She will walk down the street and she’ll see you and say, " Hi, Mary, how are you ? " right in the busiest part of the town…she’ll actually camp, right there. And she will swish down the street. And she may be in a business suit ; she doesn’t have to be dressed outlandishly. Even at work the people figure that she’s a camp. They don’t know what to call her, but they hire her ‘cause she’s a good kid, keeps the office laughing, doesn’t bother anybody, and everyone’ll say, " Oh, running around with Georges’s more fun ! He’s just more fun ! ". The square are saying this. And the other ones [homosexuals] are saying, " Oh, you got to know Georges, she’s a camp ". Because the whole time she’s light-hearted. Very seldom is camp sad. Camp has got to be flip. A camp queen got to think faster than other queens. This make her camp. She’s got to have an answer to anything that’s put to her…Now homosexuality is not camp. But you take a camp, and she turns around and she makes homosexuality funny, but not ludicrous ; funny but not ridiculous…this is a great, great art. This a fine thing…Now when it suddenly became the word…like…it’s like the word " Mary ". Everybody’s " Mary ". " Hi, Mary, How are you Mary ". And like " girl ". You may be talking to one of the buchest queens in the worls, but you still say " Oh, girl ". And sometimes they say " well don’t call me " she " and don’t call me " girl ". I don’t feel like a girl. I’m a man. I just like to go to bed with you girls. I don’t want to go to bed with another man ". And you say, " Oh, girl, get you. Now she’s turned butch. " And so you camp about it. It’s a sort of laughing at yourself instead of crying. And a good camp will make you laugh along with her, to where you suddenly feel…you don’t feel she’s made fun of you. She’s sort of made light of a bad situation. " (Extrait d’un entretien d’Esther Newton avec un transformiste)